1932 Turenne :Légendes historiques françaises en Alsace

Réaction du professeur Wilhelm Kapp de l’Université de Freiburg, ancien professeur à l’Université impériale de Straßburg, après l’inauguration du monument Turenne de Türkheim.

« On sait que l’histoire et la légende sont très proches l’une de l’autre. Les frondaisons de la fantaisie politique entourent, ornent, élargissent et complètent sans cesse la réalité historique. Parfois cette sève légendaire est si forte que l’on a peine à reconnaître le fond historique qui se cache derrière la légende. Mais souvent ce n’est pas seulement la naïve fantaisie populaire qui est à l’œuvre sans intentions ni tendances, mais les traits légendaires sont bien plutôt l’œuvre de motifs politiques évidents. Dans l’intérêt de la raison d’État, de l’expansion nationale, de l’extension de pouvoir, etc., des gouvernements et des milieux politiques influents en arrivent à transformer sciemment et arbitrairement des faits historiques et à remplacer l’histoire véritable par leurs inventions. On a naturellement aussi tendance à diffuser dans le peuple ces légendes qui corrigent la réalité dans un sens favorable à des intentions politiques, et à former d’après elles l’opinion publique. De cette façon, des légendes historiques ne deviennent que trop souvent des éléments de la conscience générale et parviennent à s’imposer au point que les érudits eux-mêmes ne peuvent plus que difficilement s’en défaire.

Les milieux dirigeants français ont toujours su pratiquer l’art de corriger l’histoire conformément à certaines vues politiques, et il est facile de constater que toute l’opinion publique les milieux littéraires et les savants s’y sont prêtés volontiers. La politique alsacienne de la France donne de cela des preuves éclatantes. Dès le début, on s’occupa d’affirmer à chaque occasion au peuple alsacien que l’Alsace est un territoire foncièrement français, et que les Allemands habitent au delà du Rhin, La France ne s’est emparée sous Louis XIV que de ce à quoi elle avait droit depuis l’époque de César. La royauté française n’a pas fait violence à la population alsacienne; l’Alsace s’est donnée librement à la France, et, depuis lors, les Alsaciens ont toujours été des patriotes exemplaires. C’est pourquoi ils sont restés fidèles il la patrie française et n’ont jamais abandonné l’espoir d’une délivrance à l’époque de la servitude, quand ils gémissaient sous le joug prusso-allemand. Tel est le tableau historique de l’Alsace qui s’est imposé à la conscience française par une pression d’en-haut et que les autorités françaises essayent maintenant de faire passer à toute force dans l’intelligence et le cœur des Alsaciens. Peu importe à la politique française que ce tableau coïncide avec la vérité historique. L’essentiel, est qu’il soit susceptible de renforcer la position de la France dans le pays, et d’animer les sentiments patriotiques de l’Alsace. Par des moyens de ce genre, les Français ont de tout temps su se rattacher des populations qui étaient primitivement de race essentiellement différentes. Avec une assurance et une énergie incomparables, ils défendent des thèses sans égard pour leur vérité historique. On a toujours admirablement connu, en France, l’art de la suggestion…

De même que la France remplace dans ses rapports avec la Bretagne les faits historiques par une légende aimable, ils essayent de faire de même en Alsace. Le 18 septembre 1932, on inaugura à Turckheim, jolie petite ville du Haut-Rhin, et ancienne ville libre impériale, un monument à Turenne, en déployant la plus grande pompe militaire et civile. En janvier 1675 le maréchal français avait surpris et obligé au combat l’armée impériale el les troupes brandebourgeoises du Grand Électeur, après une marche hardie exécutée sous la protection des Vosges. La lutte resta indécise. Mais les troupes allemandes se retirèrent au delà du Rhin, car les Suédois avaient envahi entre temps le Brandebourg; depuis lors, l’Alsace fut livrée sans protection aux conquérants français. La ville de Turckheim elle-même dut en subir, après la bataille, les effets douloureux. Pendant quinze jours, elle fut livrée, par Turenne, au pillage de la soldatesque française; les femmes et les enfants ne furent pas épargnés, et c’est à cette ville, qui eut tant à souffrir de la part de Turenne, que la France veut imposer maintenant ce monument à la gloire du chef français. Mais il y a plus. Ce monument doit être, d’après le général Weygand, Chef de l’État-major, un symbole de la première libération de l’Alsace. L’orateur cita une parole de Turenne, qu’il mit en relation évidente avec le temps présent : « Aucun soldat de la France ne devra prendre du repos tant qu’un Allemand se trouvera de côté-ci du Rhin ».

Et pourtant, l’on se tromperait, si l’on croyait que ces voix qui remettent en discussion la vérité historique si fort malmenée par le premier représentant militaire de la France, pénètrent dans tous le pays et dans tous les milieux. Les journaux qui, comme l’Elz et l’Elsässer Kurier appellent les choses de leur vrai nom, ont à souffrir de l’hostilité d’une presse qui se sent être un instrument de gouvernement et qui se montre toujours prête à faire l’opinion publique qui parait utile au gouvernement français. Le « premier libérateur de l’Alsace » y est fêté de la même façon que dans les manuels et dans le reste de la littérature française. L’élite économique a de toute façon, tendance à ajouter foi à ces légendes françaises de la « première libération », par dévouement à l’égard de la France, et à endormir ainsi sa conscience. Car la ligne de conduite de la bourgeoisie française a été, jusqu’à présent, toujours de se montrer aussi docile que possible à l’égard des puissants du jour. Cette attitude opportuniste doit, il est vrai, susciter dans la mesure où l’on s’en rend compte, de pénibles conflits de conscience. On a d’autant plus tendance à croire ces légendes de la libération de l’Alsace par la France, car ce faisant, on se décharge moralement et l’on se donne l’apparence de juger librement. Le maintien de cette attitude ne dépend que de la puissance inébranlable de la France, en face de laquelle on se trouve sans chances de changements, ni possibilités de défense. Tant que cette puissance agira dans toute sa force victorieuse, en Alsace, celle-ci restera accueillante  — et pas seulement son élite bourgeoise, mais aussi des parties importantes de la masse — pour ces légendes historiques, qui lui facilitent l’acceptation de la situation présente.

Le danger continue donc d’exister, que finalement la légende puisse l’emporter sur l’histoire, dans la conscience populaire alsacienne. Mais on n’en arrivera jamais là, si des foyers se maintiennent en Alsace, où la vérité historique sera sauvegardée, en dépit de toutes les formations légendaires des Français; et même si ceux qui considèrent cette tâche comme leur devoir sont rares, cette minorité est pourtant en mesure de transmettre l’héritage aux générations à venir. Si la situation historique se modifie, et si la puissance de la France n’enveloppe plus, comme jusqu’à présent les esprits, la grande masse y compris l’élite opportuniste, se libérera et deviendra de nouveau accessible de bonne foi à la vérité historique gardée par quelques-uns, à l’encontre de la légende envahissante.

Source : Deutschenspiegel du 28/10/1932

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