Jules Hosch dit Hoche, écrivain alsacien francophile, né à Strasbourg en 1858. Il considère que la langue alsacienne n’est qu’un patois trivial et grossier. Source : En Alsace reconquise (1917)
L’ALSACIEN TEL QU’ON LE PARLE
Devant la phonétique analytique ou plutôt la sémantique, pour me servir du mot créé par le plus autorisé de nos lexicographes, Michel Bréal, le patois alsacien n’est pas en bonne posture. On y retrouve les alluvions de plusieurs vieux idiomes alémaniques, et je ne sais quelle veulerie un peu grossière née de la grande loi phonique du moindre effort à laquelle se rattache le principe de la substitution des consonnes, cette fameuse « Lautverschiebung » qui a fourni des matériaux de construction à maint idiome bas-allemand.
Du reste, il faut poser en principe que tout patois, quel qu’il soit, est un élément figé, fixé une fois pour toutes, où se conservent indéfiniment tous les traits simples et fondamentaux d’une race, mais, pour cette raison même, inapte à se prêter à l’évolution des idées et des sentiments, aux complexités de la pensée moderne, trop peu plastique enfin pour servir d’empreinte à un art et à une littérature digne de ce nom. Condamné par les linguistes, notre patois alsacien peut-il au moins se défendre en tant que conservatoire vocal et auditif de traditions ethniques ?…
À peine. Ce qu’on y retrouverait surtout c’est une tendance de retour à l’onomatopée, aux inflexions chantantes qui caractérisent l’enfance des langues et rappellent le temps où le langage de l’homme ne différait du langage animal que par une échelle plus grande des sons, le temps où la musique n’était que du bruit plus ou moins rythmé.
Je me souviens d’une conférence [1] faite jadis ait Collège de France par le grand linguiste et philosophe déjà cité, et où il avança cette hypothèse humoristique que je cite de mémoire « ce qui donne de l’intérêt aux défauts de prononciation, c’est qu’on ne sait jamais si on n’est pas au début d’un nouveau langage. » Sans doute Bréal n’osait-il pas dire d’un nouveau patois. Mais il le pensait,
le patois n’étant en effet qu’un amalgame cristallisé des plus pernicieux vices de prononciation et d’articulation. Il importe de le répéter ici : le patois alsacien » n’est que de l’allemand corrompu et nous aurons demain, à le voir disparaître, l’intérêt qu’avaient les Allemands à en favoriser la pérennité.
Cet intérêt, personne en France, durant la période de germanisation, ne parait l’avoir soupçonné, et nous avons même assisté à cette chose monstrueuse : un clan de snobs et de pauvres d’esprit — étiquettes presque synonymes — patronnant à Paris des essais d’adaptation française de comédies composées en patois alsacien [2]. Cela fut accompagné d’une effervescence extraordinaire dans la mare aux grenouilles des revuistes et essayistes, j’entends de ceux qui se piquent d’émettre, dans des périodiques, — les seuls endroits où l’on parle « érudition » — des aperçus transcendants sur toutes choses…
Il y eut un de ces revuistes qui, abusé par je ne sais quel mystificateur, nous cita tranquillement comme une preuve de parenté de l’alsacien avec le chinois !… La phrase-amusette bien connue en Alsace : « Chang chint’ d’soun choune? ya, chang, d’soun chint choun lang choun ». Or, la paternité de cette phrase construite tout exprès avec des allitérations et des assonances cocasses, remonte simplement à un loustic alsacien que les lauriers du fameux O’connell [3] empêchaient de dormir, et on la cite couramment en Alsace comme une amusette pour enfants.
C’est au nom de billevesées du même calibre que ledit clan des snobs a essayé à Paris de défendre les idiomes de terroir et en particulier le patois alsacien. Âneries sans importance, dira-t-on. Je ne suis pas de cet avis, non seulement parce que toute erreur fait tôt ou tard des victimes, mais parce que, dès qu’il s’agit de l’Alsace, nous avons le devoir, en France, de ne pas nous prononcer à la légère, de n’émettre aucun jugement qui n’ait été soumis au plus scrupuleux contrôle.
Et d’abord, qu’est-ce que le théâtre alsacien ? C’est du théâtre écrit en patois d’Alsace, du théâtre essentiellement local par conséquent, et qui, dès lors, ne peut songer à s’affranchir du cercle étroit des inspirations de terroir.
J’insiste sur le mot patois, car il y a là une première erreur où sont tombés les commentateurs du théâtre alsacien : substituant au mot patois le mot dialecte, ils comparaient finalement la langue alsacienne au dialecte breton ou au dialecte provençal.
J’ai trouvé notamment cette définition de l’alsacien dans une revue de l’époque : « Un dialecte alémanique modifié par deux siècles d’assimilation française ». Or, le patois alsacien ne contient pas un mot de français, pas un, et cela pour une raison bien simple, c’est que la France, à tort ou à raison, n’a jamais tenté le moindre effort pour rapprocher d’elle les Alsaciens en leur inculquant ses mœurs et sa langue.
Les Allemands, on le sait, ont adopté un système tout différent, ils ont banni le français des écoles et de la vie publique, et c’est grâce aux mesures draconiennes prises en ce sens que l’œuvre de la germanisation linguistique avait commencé à porter ses fruits en Alsace.
Et si ces mêmes Allemands n’ont pas touché au patois alsacien, s’ils n’ont pas tenté de décourager les créateurs du théâtre en patois alsacien, c’est précisément parce que ce patois n’est que de l’allemand, de l’allemand corrompu, de l’allemand dégénéré, exclusif à leurs yeux de toute expression littéraire et artistique quelque peu élevée, exclusif surtout de tout effort susceptible de contrecarrer l’œuvre de l’annexion, Car il était là, il ne faut pas se le dissimuler, le secret de la tolérance allemande pour le théâtre alsacien, tolérance qui avait été poussée jusqu’à concéder à ce théâtre d’amateurs les jours libres au grand théâtre municipal. La grande tempête a balayé tout cela, mais il fallait que ce fût dit une bonne fois.
Il est, pour les formes du langage humain, un critérium infaillible, permettant de distinguer un patois d’une langue digne de ce nom. Si les mots abstraits y sont nombreux, si la syntaxe se plie facilement à l’expression des sentiments raffinés, c’est une langue ; dans le cas contraire, c’est un patois. Or, en alsacien pur, il n’y a pas de locution naturelle et immédiate pour la traduction de ces simples mots : « Je t’aime! » A trente ans de distance, j’ai posé la question à un vieux Strasbourgeois et à une dame de Masevaux. L’un et l’autre n’ont pu s’en tirer que par une périphrase— la même— : « Ich hab di gern » [4]
Le patois alsacien est donc bien un patois, pittoresque comme tous les patois, mais d’un pittoresque quelque peu trivial et grossier comme tous les idiomes où se réfléchissent les mœurs simples et sommaires des foules non éduquées. Il ne faut pas oublier, du reste, que jusqu’au moment de la guerre de 70, ce patois est resté la langue courante du peuple seulement et de la petite bourgeoisie (les Steckelburger). Dans l’aristocratie et dans la haute industrie, on parlait le français, non sans quelque accent, mais un français très pur.
Mais il ne faudrait pas conclure de là que l’emploi constant du patois allemand inclinât le peuple alsacien vers des sentiments allemands. C’était juste le contraire, et il y a eu là un phénomène d’ordre métaphysique qu’il faut attribuer, je crois, non seulement à l’esprit de contradiction qui est la caractéristique du peuple alsacien, mais à une foule d’autres causes plus complexes. De même que la langue française était la langue des élites, le Français représentait aux yeux du peuple un type supérieur d’humanité dont il désirait se rapprocher d’autant qu’il s’en sentait plus dissemblable. Bien qu’il sût discerner entre le Français et le welche, vocable péjoratif dont il stigmatisait les échantillons médiocrisés de la race. II y a donc, tout ensemble, une erreur grossière et une injustice odieuse dans cette phrase qui échappa à l’époque à la plume d’un des thuriféraires du patois alsacien :
« Pendant la période française, l’usage de leur dialecte national suffisait aux Alsaciens pour affirmer leur originalité, ils se glorifiaient d’être des Allemands français et personne ne leur contestait ce titre. »
Non, jamais, à aucun moment, les Alsaciens ne se sont glorifiés d’être des Allemands français. Au contraire. Tous les Alsaciens d’avant l’annexion ont passionnément aimé la France, ils s’estimaient aussi bons Français que les Français d’au-delà des Vosges, et ne pouvaient même supporter l’idée qu’on les taxât d’être Allemands par le caractère, le tempérament, les mœurs ou quoi que ce fût qui eût pu les assimiler à ceux qu’ils désignaient, non sans une nuance de mépris, par l’épithète patoise de « Schwowe ». Eh bien, ces sentiments sont demeurés les mêmes, absolument les mêmes ainsi que j’ai pu m’en convaincre personnellement en questionnant deux jeunes gens — très jeunets — que j’entendais patoiser un soir aux abords de l’église de Masevaux.
— Oui, me dit l’un d’eux, nous commençons à parler le français assez couramment, mais le patois, voyez-vous, c’est la langue de notre enfance, celle de nos parents, et cela nous paraît tout naturel de nous en servir entre nous. Du reste, ce patois n’a rien d’allemand à nos yeux. L’allemand a une toute autre intonation, une intonation qui nous a toujours souverainement déplu. Si bien que nous le comprenons à peine, et c’est peut-être un peu à cause de cette intonation, qui vient du cœur même, que nous n’avons jamais pu sentir la langue et les manières des Schwowe[5] dont le cœur n’a rien de commun avec le nôtre, tandis que la langue française nous a toujours fait vibrer dans toutes nos fibres. C’est du moins l’explication que m’a donné mon père un jour que nous parlions de ça, et elle m’a suffi. »
À moi aussi elle me suffit, et j’aurais mauvaise grâce après cela à subtiliser sur la question de psychologie linguistique. Ce qu’il y a de certain, c’est que, patoisants ou non, les Alsaciens d’ici sont si bien restés Français, en dépit des 44 ans de domination allemande, dernier emprunt plusieurs millions recueillis que ce petit coin de terre reconquis a versé au à tous les échelons sociaux. En tout cas n’est-ce pas sur la bourgeoisie alsacienne qu’il faudra compter pour une renaissance de ce même patois qu’au lendemain de l’annexion toutes les familles bourgeoises s’empressèrent de proscrire de leur conversation, infligeant même des amendes à leurs enfants s’il leur arrivait, par inadvertance, de laisser tomber un mot de patois dans les causeries de table.
Une autre considération de la plus haute importance pour les Alsaciens eux-mêmes, nous fait souhaiter la disparition du patois dans la mesure et les délais où cette petite révolution sera possible sans incommoder la vie intersociale et intermentale, ni léser aucune sensibilité de clocher.
La pratique du patois influe terriblement sur l’accent, sur la prononciation française, car là encore, là surtout, intervient la fameuse loi de substitution des consonnes déjà citée, muant en fortes les douces, en explosives les labiales les plus atténuées. Puis il y a les terribles intonations chantantes qui correspondent à l’indigence même du patois — de tous les patois, car moins une langue est intellectualisée, plus elle abonde en modulations vocales, plus elle se raccroche aux changements d’intonation qui suppléent, qui ajoutent, qui compensent, plus elle a recours à la musique, dérivée elle aussi de l’onomatopée, et qui est, somme toute, la seule langue universelle, la vraie langue émotionnelle aussi. Et de là évidemment l’aggravation de l’accent chantant chez l’Alsacien, dès qu’il s’agit de convaincre, de persuader, de rassurer, de traduire le plus simple de ses états d’âme. Malheureusement la transposition de cet accent et de ce chant dans notre langue très abstraite, très métaphysique, dont toutes les syllabes sont d’égale valeur, n’admettant ni pause, ni soupir, ni point d’orgue, réalise des effets comiques, déroutants, en plus d’une lourdeur et d’une vulgarité, qui ne le cèdent guère à celles du pur accent allemand-français, exposant ainsi les Alsaciens en France à des confusions funestes ou pour le moins désobligeantes.
J’accorde qu’il est excessivement difficile pour ne pas dire impossible, de s’affranchir de l’accent, et j’ai cité ailleurs le mot ingénu de ce sénateur alsacien affirmant implicitement qu’il n’avait réussi à s’en débarrasser qu’au prix de sa franchise et de sa sincérité intimes. J’aime à croire que le tout s’était borné pour lui à la sensation d’avoir fait peau neuve, sensation d’ailleurs peu gênante, puisqu’elle se reportait sur le cours de nombreuses années, l’adaptation à la peau neuve, à l’accent nouveau, veux-je dire, exigeant un très long temps, une volonté de fer et une gymnastique vocale quotidienne.
Si j’osais proposer à mes amis Alsaciens, en mal de changement de peau un remède facile à suivre, je leur citerais le cas d’un vieux camarade à qui a parfaitement réussi le fameux procédé de Démosthène : tous les matins, il faisait une heure d’exercices de prononciation française avec des petits cailloux dans la bouche. Je ne sais pas au juste combien de temps a duré le traitement, mais ce que je puis affirmer, c’est que mon ami aujourd’hui parle le français sans accent.
Je signale le fait à M. de Dietrich qui s’est beaucoup occupé de la question et en a fait l’objet de conférences dont la portée urgente n’échappera à personne. Du même M. de Dietrich, ces conseils non moins opportuns cueillis dans l’Alsacien-Lorrain de Paris : « Adressons-nous donc dès maintenant aux Alsaciens de Fiance, tâchons par tous les moyens de les atteindre, de les persuader, de les conseiller. Rendons-leur un service qu’ils sauront bientôt reconnaître eux-mêmes. N’écoutons pas ceux qui viennent nous dire : « Qu’importe. La guerre terminée, ils rentreront chez eux et, là-bas, au milieu des leurs, oublieront leurs tribulations et personne ne leur cherchera plus noise. Non, il faut qu’ils apprécient le bonheur d’avoir passé à temps la frontière, qu’ils puissent se réjouir de trouver ici un accueil fraternel, afin qu’au retour tant désiré ils soient les messagers de bonnes nouvelles et non pas d’inconsolables désenchantés.
« Le premier soin doit donc être, dès à présent, pour tout Alsacien, d’acquérir la connaissance du français correct »
Les mêmes considérations dont j’ai parlé plus haut ont suggéré à quelques amis de l’Alsace l’idée de franciser aussi les noms patronymiques à désinence allemande. Trop de zèle, j’en ai peur. En tout cas me suis-je laissé dire là-bas que le référendum ouvert par le journal l’Alsacien-Lorrain, avait abouti à un résultat négatif. C’est que pour certains êtres », le nom est comme le moule de leur personnalité physique et sociale, et vous leur persuaderiez plus facilement de se couper barbe et moustache que de retrancher ou d’ajouter la moindre lettre à leur patronyme. Quelques contemporains courageux, je le sais, n’ont pas reculé devant les plus audacieuses métonomasies pour transformer un nom malsonnant.
Rares exceptions en regard des innombrables Hasenfratz, Heppenschingel, ou Malskugen qui tiennent à ces empreintes harmonieuses d’eux-mêmes plus qu’un escargot à sa coquille.
Donc n’insistons pas : avec le temps tout s’arrange, comme disait jadis un petit auteur dramatique pour qui tout en effet s’est arrangé puisqu’il est devenu académicien.
[1] À propos de l’inauguration du laboratoire de phonétique expérimentale.
[2] Au théâtre Déjazet
[3] Tribun populaire irlandais qui émaillait tous ses discours d’allitérations impressionnantes,
[4] Ich lieb’dich serait déjà presque de l’allemand et paraîtrait affecté.
[5] Le mot patois Schwob (pluriel Schwowe), corruption du mot Souabe, équivaut à notre mot boche, et il est centenaire en Alsace.
Diss isch àwwer zem kotze! en bon français, comment l’Alsace a-t-elle pu engendrer de tels malades mentaux, Hansi n’était donc pas une exception…